E lle promet beaucoup, ne tient jamais, dévore tous ses enfants (les Fruits de la Croissance) mais ça n'a pas trop d'importance: si le dogme échoue on change le dogme et l'on garde la divinité. Ainsi va le monde – celui «d'en bas» comme celui «d'en haut». Car vraiment la Croissance est une divinité comme les autres: si le peuple des croyants ne se voit guère récompensé, les officiants pour leur compte ne se portent pas mal, et le haut clergé est gros et gras. Et cela, non grâce à la Croissance, mais grâce à la naïveté du peuple des croyants. J'ai un problème avec cette sacré vain dieu de Croissance: je n'y crois pas. Mais ne me sens cependant pas capable d'abuser la crédulité des croyants. Bref, je vis dans un monde où je n'ai pas ma place: ni parmi les ouailles, ni parmi les prêtres. La croissance… Qu'est-ce exactement ? Mon fidèle Petit Larousse illustré ? me dit: «Augmentation des principales dimensions caractéristiques de l'activité d'un ensemble économique et social (notamm. de la production nationale des biens et des services), accompagnée ou non d'un changement de structure». J'apprécie le «(notamm. de la production nationale des biens et des services)»: hors les biens et services, qu'est-ce qui peut «économiquement et socialement» croître dans «la production nationale» ? Sinon, cette définition imparfaite pointe une chose évidente: intuitivement, désigner un fait économique (et social…) par le terme «croissance» implique que ça s'applique à un phénomène “interne”; une «croissance française» ou une «croissance européenne», sera donc l'«augmentation […] de la production … des biens et des services» au sein de ces entités territoriales par l'activité de ses résidents: si la société Vivendi connaissait une augmentation de production en Asie du Sud-Est en direction du marché nord-américain, ça aura probablement une incidence positive sur le revenu global des sociétés commerciales en France, mais une incidence nulle sur la croissance de ce pays. Et probablement une incidence négative sur la croissance française puisqu'une partie de la production nationale sera «délocalisée». En fait, la notion de croissance économique n'a de sens que dans le cadre d'une économie essentiellement fermée, ou la plus grande part des échanges de biens et de services se font en interne; dans une économie ouverte, et encore plus dans une économie mondialisée, ça n'a guère de sens: pour qu'on puisse positivement parler de croissance, il faudrait que le même groupe soit producteur, consommateur de cette augmentation et destinataire de ses fruits; dans notre situation actuelle, producteurs, consommateurs et destinataires sont trois groupes qui se recouvrent assez peu. «Production … des biens et des services»: mais quels biens et quels services ? La société en produit deux types: ceux réels et informels[1]; par exemple l'agriculture, l'éducation, la prestation de soins, l'informatique industrielle, la production d'énergie sont réels, l'industrie médiatique, l'informatique non industrielle, la banque sont informels. Pour préciser, j'appelle «production réelle» celle ayant un effet vérifiable sur l'activité sociale, «production informelle» celle n'en ayant pas ou, dans une formulation moins contestable, la survie des membres de la société et leur activité dépendent de la production réelle, celle informelle n'a pas d'incidence notable sur ces données. Cela n'augure pas de l'effectivité de l'une et l'autre; par exemple, l'éducation n'a pas d'effectivité directe, l'informatique si, mais l'une est réelle, car un individu non éduqué a une chance de survie limitée et une «utilité sociale» quasi nulle, l'autre est informelle car chances de survie et utilité sociale sont indépendantes du «niveau d'informatisation». Pour préciser encore les choses, on peut parler d'économie réelle pour ce qui conditionne le devenir ontologique des personnes, d'économie informelle pour ce qui le conditionne leur devenir circonstanciel: de fait, dans certaines sociétés actuelles la non possession ou la non maîtrise des outils informatiques interdira à un individu certaines activités, et limitera ses capacités à progresser dans la hiérarchie sociale, mais cela n'induit pas qu'il doive maîtriser ou posséder ces outils pour avoir une activité sociale «normale» et viable; en revanche, en-dessous d'un niveau d'éducation minimal (celui d'un enfant de six ans «normal», en gros) l'autonomie, l'utilité sociale et, donc, les capacités de survie et/ou d'autonomie sont très diminuées. Le classement entre «réel» et «informel» se fonde donc sur ce critère: si un individu, une société ne possèdent pas tels outils, tels savoir-faire, cela induit-il ou non une incapacité réelle de survivre et de progresser de manière autonome ? Le statut réel ou informel d'un bien ou d'un service est malgré tout contingent, ou circonstanciel, bref, «informel»: dans la société française du milieu du XVII° siècle la sage-femme apporte un service réel, le médecin un service plutôt informel; dans celle du milieu du XIX° siècle ils ont à-peu-près le même niveau de «réalité» — même si la sage-femme reste un peu plus réelle. Il y a un rapport étrange entre «économies» réelle et informelle: une partie de la première sert à la seconde pour la doter de moyens en vue de la «réaliser»; en retour, l'économie informelle contribue à augmenter ou améliorer celle réelle. Par exemple, en soi l'informatique non industrielle est informelle, mais certaines applications contribuent à améliorer les pratiques de l'économie réelle. Et le temps passant, l'intégration de plus en plus haute de cette informatique dans le tissu de la société tend à la rendre plus réelle du point de vue de l'utilité sociale, puisqu'elle [1] Il ne s'agit bien sûr pas ici de «l'économie informelle» dont on parle tant, qui est en fait une économie réelle mais non régulée, échappant à l'impôt et aux charges sociales. |